« Sud Ouest Dimanche ». Comment définissez-vous la croissance économique, notion qui importe tant aux dirigeants politiques ?

Serge Latouche. Il convient de distinguer la croissance avec un « c » minuscule, celle, quantitative de tel ou tel produit, et la croissance économique avec un « C » majuscule dont parlent les journaux et les hommes politiques, et que je définirai comme une véritable religion. C'est-à-dire un système qui est fondé sur la nécessité d'une croissance infinie et illimitée. Au fond, la croissance est un autre mot pour désigner le capitalisme. L'essence du capitalisme, tel que le définissait Marx, c'est la logique d'accumulation sans limites.

D'où l'importance du produit intérieur brut (PIB), qui mesure l'augmentation de la production de biens marchands...

C'est un indice fétiche supposé mesurer le bien-être dans les sociétés humaines, ce qui est une imposture. Il est intéressant de remarquer qu'il s'agit d'un produit intérieur « brut » et non pas « net », qui déduirait les dégâts engendrés sur l'homme et la nature par le processus de croissance.

Pour éviter l'épuisement des ressources naturelles, vous faites le pari de la décroissance. Faut-il comprendre que cette notion est le contraire de la croissance ?

Pour être tout à fait rigoureux, il conviendrait de parler d'acroissance, comme on parle d'athéisme, pour devenir des athées de l'idéologie de l'accumulation illimitée.

Quelles seraient donc les caractéristiques d'une société qui entrerait en décroissance ?

Alors que nous avons une seule société de croissance, il y aurait une infinité de sociétés de décroissance. La société de croissance a détruit tout autre forme de société : c'est ce qu'on appelle la mondialisation. Si l'on sort de ce monde unidimensionnel, on ouvre à nouveau l'espace à une diversité.

Toutes les sociétés qui ont duré ont été raisonnables en sachant vivre en harmonie avec leur environnement, ce qui implique nécessairement une certaine sobriété sans pour autant se priver des bonnes choses de ce monde : on peut boire une bonne bouteille de vin car le vin est renouvelable ! Faire des centrales nucléaires et des fusées interplanétaires, voilà qui n'est pas raisonnable...

Encore faut-il définir concrètement un projet de société. Or, il existe plusieurs formes de décroissances plus ou moins modérées...

La décroissance doit avant tout prendre la forme d'une société de sobriété choisie : elle doit être à la fois soutenable et équitable. Les sociétés sobres sont moins inégalitaires que la nôtre : comme le dit Hervé Kempf, ce sont les riches qui détruisent la planète (1). Les ressources étant limitées, il faut partager les richesses : vivre mieux avec moins est la base de la décroissance, qui doit être un projet attrayant. Mais les droits de chacun à exploiter les richesses naturelles doivent être limités. Il convient d'empêcher les riches de priver les pauvres du minimum vital et donc tendre vers un écosocialisme, comme le proposait le philosophe André Gorz.

De là à en déduire qu'une certaine forme de décroissance s'apparente à un « retour à la bougie », il n'y a qu'un pas...

C'est une stupidité, c'est du Claude Allègre... Ce genre d'allégation vise à discréditer tout débat sur la question. Une société soutenable est celle qui revient à une empreinte écologique soutenable. L'empreinte des Européens est trois fois trop élevée. Si tout le monde vivait comme nous, il faudrait les ressources de trois planètes. Celle des Américains est six fois supérieure à l'empreinte écologique soutenable.

La France a éclaté son empreinte écologique seulement dans les années soixante, un temps qui n'était pas l'âge des cavernes ! Il est possible de concevoir une société soutenable où tout le monde peut satisfaire ses besoins mais, comme le disait Gandhi, « le monde sera toujours trop petit pour satisfaire l'avidité de certains ».

Mais prôner la décroissance, n'est-ce pas entraver le développement des pays pauvres ?

Parler de décroissance aux pays pauvres est absurde. Il faut améliorer leur niveau de vie. Si tout le monde vivait comme les Burkinabés, la planète pourrait supporter 23 milliards d'habitants. Mais il est normal que les Burkinabés puissent consommer davantage. Évidemment, il ne faut pas qu'ils suivent notre exemple.

Certes, mais en misant sur la croissance verte, les pays riches ne donnent-ils pas le bon exemple ?

On peut avoir une croissance verte de tel ou tel produit écolo, oui. Mais, qu'elle soit verte ou pas, la croissance reste toujours dans la démesure et l'accumulation illimitée. Quand la salle de bains est inondée, on peut mettre des serpillières mais la première chose à faire est de fermer le robinet.

Le développement durable, non plus, n'a pas vos faveurs...

L'expression est un oxymore, comme « l'obscure clarté » de Corneille ou la « guerre propre » de George Bush. C'est promettre aux gens le beurre et l'argent du beurre. Il n'y a pas de croissance durable !

La taxe carbone, la recherche d'un indicateur alternatif au PIB voulues par Nicolas Sarkozy, ne vont-elles pas dans le sens de la décroissance, bien que le président demeure attaché à la croissance (2) ?

Je suis partisan d'une vraie taxe carbone et d'utiliser de vrais indicateurs alternatifs. Mais notre président trompe les gens en faisant exactement le contraire de ce qu'il dit. La taxe carbone doit taxer vraiment les émetteurs de CO2. Or, Nicolas Sarkozy l'a conçue en prévoyant de nombreuses exonérations. Elle était profondément injuste : tout le monde doit être mis à contribution.

Faire entrer les sociétés en décroissance ne risque-t-il pas néanmoins de s'accompagner d'un retour du totalitarisme ?

La logique totalitaire est déjà en place avec le refus de s'orienter résolument et consciemment vers une autolimitation. De plus, les catastrophes écologiques et humanitaires à venir risquent d'être gérées de manière autoritaire : le climat va certainement augmenter de 2 degrés au cours du siècle, ce qui va engendrer des centaines de millions de réfugiés climatiques : Qui va les accueillir ? Verra-t-on l'ouverture de camps de concentration pour ces immigrés ? Ce serait comme dans le film « Soleil vert » : une élite qui continue à se bâfrer et la majorité des gens obligés de se rationner. C'est précisément cela que veut éviter la décroissance.

(1) Hervé Kempf, journaliste au « Monde », est l'auteur de « Comment les riches détruisent la planète », Seuil. (2) Si Nicolas Sarkozy a en effet demandé aux économistes Amartya Sen et Joseph Stiglitz de réfléchir à un indice alternatif au PIB, il a également commandé un rapport à Jacques Attali sur les moyens de relancer la croissance économique du pays.